Animation : Miguel Couralet – Compte rendu : Miguel Couralet et Michèle Robinet.
Nous étions 14 présents pour partager notre lecture des Amants d’Avignon d’Elsa Triolet dans des discussions enthousiastes, enflammées, créatives, drôles, enrichissantes. Et comme à l’accoutumée, nous avons échangé à propos du titre de l’œuvre, des nombreux personnages, des lieux décrits, des thématiques mises en exergue dans cette nouvelle…
Les Amants d’Avignon paraît le 25 octobre 1943 sous le pseudo de Laurent Daniel dans la clandestinité, aux Éditions de Minuit. La paix revenue, il sera édité avec trois autres nouvelles sous le titre Le premier accroc coûte 200 francs. Ce livre recevra le Prix Goncourt en 1945 (Première femme à être primée par ce prix prestigieux).
Que raconte cette nouvelle ?
Le récit couvre deux mois (décembre 42/février 43)
Juliette Noël, jeune femme parisienne, est réfugiée à Lyon depuis l’exode avec sa tante Aline et José, petit orphelin catalan qu’elle a adopté, il y a 6 ans. Excellente secrétaire sténo- dactylo, elle travaille dans la presse. Entrée dans la Résistance, après la mort de son frère, sous le pseudonyme de Rose Toussaint, elle est agent de liaison entre Lyon, Valence et Avignon. La veille de Noël, elle doit accomplir une mission urgente laissant sa petite famille seule pour le réveillon. Elle part pour Avignon, entre en contact avec Célestin, un responsable de la Résistance. Ainsi six cheminots avignonnais échappent à la Gestapo. S’ensuit alors un jeu étrange entre Juliette et Célestin, tel un moment volé, une parenthèse heureuse dans ces vies chaotiques : ” Je vais vous proposer un jeu … On va jouer comme si on s’aimait…”.
De retour à Lyon, grâce aux labyrinthes des traboules, Juliette va échapper de peu à une arrestation. Elle sera mise « au vert » et Célestin recherché par la Gestapo sera exfiltré par voie aérienne.
Le titre
Les amants se sont d’abord Louis Aragon et Elsa Triolet, un couple mythique fusionnel ayant résidé pendant la guerre à Villeneuve-lès-Avignon et aimant intensément Avignon. (Voir le poème d’Aragon in Le nouvel crève-cœur – C’est ici la ville d’Elsa)
Les amants d’Avignon, ce sont aussi Pétrarque et sa passion pour Laure de Noves (voir la plaque rue du Roi René décrite par Triolet dans le roman).
C’est aussi le couple qui témoigne de leurs retrouvailles au Fort Saint André en graffitant la date de leurs rencontres sur les murs ruinés du fort.
Ce sont les couples d’amoureux anonymesqui se promènent dans la cité papale « que de couples immortels dans les rues de cette ville de l’amour ».
C’est encore et surtout Juliette et Célestin.
Les personnages principaux
Un narrateur, plutôt une narratrice, Elsa (Elsa Triolet), qui est aussi le double de Juliette qui affirme : « On peut écrire en dehors du temps, des évènements, mais pas en dehors de son propre sort… de ce qu’on est (préface). J’ai mis les petits pieds de Juliette dans les traces de mes pas ».
Juliette Noël, alias Rose Toussaint dans la Résistance, « ravissante, sympathique, séduisante, charmante, un peu froide, secrète, élégance naturelle, une tête pour la couverture de Marie-Claire », mais somme toute, « une fille banale comme les autres. Dans la nuit et le brouillard il y avait beaucoup de filles comme Juliette ». Pourtant Juliette affronte les dangers en toute connaissance de cause se conduisant « comme si le péril était la règle habituelle de l’existence et le courage allait de soi ».
Orpheline de mère, elle a été recueillie par sa tante Aline, une vieille fille, la sœur de sa mère.
C’est une secrétaire sténo-dactylographe de premier ordre, » fermeté d’âme, sens du devoir ».
Un premier emploi chez un avocat parisien et sans doute un premier chagrin d’amour. « Elle avait déjà rencontré Lovelace (Séducteur de roman pervers et cynique) ».
Après l’exode, la famille s’installe à Lyon. Elle entre dans la Résistance par l’intermédiaire d’une collègue de travail Gérard Marie. « C’était la petite Gérard qui avait la première parlé à Juliette de la Résistance. Mais le jour où arriva la nouvelle que le frère de Juliette était tombé en Libye, la petite noiraude […] lui proposa carrément de travailler. Il y avait de ça plus d’un an… ».
Tante Aline, célibataire, âgée, une mère de substitution pour Juliette, ni curieuse ni contrariante, est au courant des activités clandestines de Juliette.
José, le petit orphelin espagnol adopté, il y a six ans.
Le docteur Arnold, gynécologue chef dans la Résistance, sa femme Suzanne trouvera un lieu sûr pour cacher Juliette quand il le faudra.
Célestin, un capitaine de cavalerie d’un certain âge, un haut responsable dans la Résistance, il sera exfiltré.
Dominique, un résistant important qui apparaît à quelques reprises. Il est dénoncé par un traître et est arrêté.
Les fermiers, Les Bourgeois, en particulier, mais aussi tous les habitants de la campagne et des petites villes et hameaux traversés.
Les voyageurs : ceux du bus, des trains.
Les missions de Rose (Juliette)
Elle œuvre pour la Résistance depuis un an comme agent de liaison. Elle est consciente qu’on lui confie de rudes tâches, « Tout de même, songeait-elle, ils ont du culot de m’envoyer dans un endroit pareil ! »
Elle doit identifier des planques dans les fermes aux alentours de Lyon et dans la Drôme pouvant accueillir des résistants, des parachutistes alliés. Elle relaie les informations, transmet aussi divers documents dont des cartes alimentaires, relève les boîtes aux lettres…
Son arrestation : Arrêtée à Lyon, Juliette échappe à la surveillance des deux policiers allemands qui veulent l’utiliser pour piéger Célestin. Ils sont bien renseignés (suite à une trahison) : Ils connaissent le prénom de l’homme, ils savent que Juliette l’a attendu à la gare, qu’elle est allée avec lui à l’hôtel. Sa course dans le labyrinthe des traboules lui permet de semer ses poursuivants.
Les lieux
La ferme abandonnée et en ruine (c’est le souvenir de la maison le Ciel (Comps, près de Dieulefit où le couple Aragon/Triolet vécut caché.)
La campagne enneigée : description poétique : odeur, couleur… « Cela sentait bon la neige comme une armoire à linge » « Les cônes de montagne se chevauchaient les uns les autres, blancs sous la lune très haute, avec autour d’elle une immense alliance d’or… »
Les fermes, celle des Bourgeois, en particulier – représentation de la vie rurale, simple et besogneuse.
Avignon, la venteuse, « ville aux grands murs, s’étirant vers le ciel », le Palais des Papes « Ils montèrent vers cet A majuscule d’Avignon, qu’est le palais des Papes », rue des Teinturiers, la chapelle des Pénitents noirs de la Miséricorde et sa légende, le quartier de la Balance (voir sur internet plusieurs photos de ce quartier dans les années 40 cela donne un bel aperçu de la balade de Célestin et Juliette), le quartier des gitans à cette époque.
la demeure cossue de Célestin à Avignon, une vieille demeure, un hôtel particulier, certainement près du Palais des Papes, avec tapis, draperies, tableaux, baies gothiques, meubles de style, portes sculptées, grande cheminée…
Le Fort Saint André, « Les deux tours de l’entrée, énormes jumelles pour astronomes géant » avec les graffitis ceux des prisonniers enfermés en ces lieux, ceux des amoureux.
Lyon, la ville des soyeux, des canuts, une ville mal aimée, voir détestée« Une ville noire et boueuse, ville pesante et fermée Que pouvait-on y aimer, dans cette ville ? »
De toute évidence, Juliette, la parisienne, fait preuve de chauvinisme, elle compare souvent Paris à Lyon, et ce qu’elle en dit ne souffre aucune comparaison. « Juliette allait jusqu’à pendre en grippe ceux qui prétendaient se plaire à Lyon… ». Elle finira par aimer l’ancienne capitale des Gaules.
Les traboules qui lui permettent de s’échapper. (On découvre le verbe trabouler)
A Valence, un restaurant avec deux hommes qui jouent aux cartes évoquant le tableau de Cézanne.
Une chronique lucide de la Résistance romancée
Une époque qui met à nu la véritable nature des individus, qui révèle des possibilités insoupçonnées pour quelques-uns, un hommage à ces gens ordinaires, voire insignifiants, qui, refusant les compromissions et le confort d’une prudente inertie, qui deviennent alors chefs de maquis, agents de liaison. Ces héros de l’ombre accomplissent leur “devoir” sans ostentation, ni orgueil, mais prennent des trains dans lesquels ils se sustentent d’un sandwich au mauvais saucisson, se déplacent à bicyclette, font de longues marches dans la neige, sous la pluie, pour apporter une contribution discrète mais indispensable, reposant sur un vaste réseau de solidarité et de confiance…
Le quotidien : Les difficultés matérielles et existentielles durant la guerre sont décrites avec réalisme.
Un quotidien désespérant, navrant, dans lequel il faut bien continuer à vivre et tenter de conserver une certaine liberté : la prolifération de soldats allemands, les restrictions, les voyages difficiles (retards, trains surchargés, wagons réservés aux occupants, « Nur für die Wehrmacht » …), la peur, la faim, le froid, le courage à affronter quotidiennement ceux qui soutiennent ouvertement l’occupant, ceux qui osent quelques paroles d’opposition.
Le cinéma où l’on peut se réfugier, se chauffer le temps d’une séance, la musique avant la séance, à l’entracte. Les journaux tel Le dimanche illustré. Noël, qu’on célèbre comme on peut : les vitrines de Noël décorées avec ce qu’on a avec « Les boîtes de Nab étaient entortillées de cheveux d’anges ». Les partitions de chanson, succès très populaires de l’époque vendues dans la rue et dans les magasins.
L’amour et le jeu de l’amour propose par Juliette
Nous avons débattu longuement autour de ce thème !
Juliette à Célestin : « Je vais vous proposer un jeu… On va jouer comme si on s’aimait » –
Célestin, d’abord retissant « Je ne suis pas très sûr de savoir jouer… ». Peur des conséquences, du ridicule, de tomber effectivement amoureux, d’avoir passé l’âge pour un tel jeu ? Épris d’une autre femme ?
Juliette : « J’en ai besoin » (besoin d’amour après une expérience malheureuse, besoin d’une pause dans la tourmente de la guerre, une parenthèse pour oublier le danger …)
Puis Célestin se laisse convaincre, : « A vous Juliette qui, dès maintenant êtes mon amour … Parce que je vous aime » mais pour se dédouaner, ne pas trop glisser dans la comédie il ajoute « et que je suis un peu saoul ».
Juliette « Ah dit Juliette, je vous aime… Je vous aime, je ne veux pas vous perdre… »
Célestin sembleassumer son rôle dans ce jeu, puis ellipse, nous ignorons si Juliette et Célestin se sont connus au sens biblique du terme …
Lors de nos discussions certains, ont considéré que l’amour était resté platonique, pour d’autres, non. Quelle importance finalement ! Le mystère demeure et donne au roman une dimension intéressante et spirituelle.
Le style du roman
Une plume forte, poétique, une écriture pleine d’émotions, spontanée, descriptive, réaliste (le quotidien de la guerre est décrit avec une vérité crue).
L’écriture d’Elsa Triolet va au rythme de son héroïne : rapide, sans apprêt, à la « lis-la comme elle court ».
Triolet s’exprime souvent par ellipses.
Ce sont peut-être ces caractéristiques qui ont rendu la lecture, quelque fois difficile pour certains.
Dans presque tous les ouvrages narratifs d’Elsa Triolet, celui-ci en particulier, on trouve une description attentive des caractères féminins avec leurs existences individuelles, marquées par leur sexe. Une description attentive et affectueuse de Juliette, une ode au féminisme.
______________________
Ce fut une belle soirée culturelle conviviale. Merci à vous tous.
Pour aller plus loin : Biographie d’Elsa Triolet chez Flammarion d’Huguette Bouchardeau 2001 et le livre de Nelcya Delanoë D’une petite rafle provençale Seuil 2013